En 1635, Marie de Gournay, «fille d'alliance» de Montaigne, livrait au public sa dernière édition des Essais. Dans sa préface de 1635, elle recommande aux lecteurs les impressions de L'Angelier depuis la mort de l'auteur, «notamment» la première de 1595 et «celle-ci, sa soeur germaine». Certes, le frontispice la déclare «exactement corrigée selon le vray exemplaire», mais son texte est sensiblement modernisé et sa syntaxe assez modifiée, ce que l'éditrice a accepté contrainte et forcée par les imprimeurs et libraires désirant mieux vendre leurs livres. Cet article a pour objet de considérer cette contradiction sous deux aspects : les témoignages de Mlle de Gournay et le texte de cette édition. L'éditrice déplore à maintes reprises l'abondance des erreurs qui ont depuis longtemps détérioré cette oeuvre. De fait, elle sollicitait depuis sept ou huit ans les imprimeurs et libraires, «sourds» à ses «précautions» qui «ne consistassent seulement, qu'à les obliger d'apporter à leur Ouvrage une juste correction». «Une juste correction», c'est le motif de Mlle de Gournay chargée du soin des Essais par Montaigne et ses proches. A sa demande, le privilège du roi favorisa sa «bonne intention» de «conserver» cet ouvrage «en la façon qu'il a esté composé par l'Autheur» ; l'éditrice de 69 ans, dans son épître dédicatoire au Cardinal de Richelieu, le supplia de «tenir lieu de Tuteur & de Protecteur» à «cet orphelin qui» lui «estoit commis» et de le protéger contre «le sacrilège» des «mains impures». La «fille d'alliance» a donc voulu la conservation des Essais tels que «son père» les a composés, néanmoins son désir passionné finit par être contourné.
Or, notre confrontation des textes des neuf éditions dites de Mlle de Gournay ainsi que de l'Exemplaire de Bordeaux (EB) concernant les leçons entre l'édition de 1595 et l'édition de 1598 (I, 1-23) nous montre que, dans l'édition de 1635, la plupart des fautes d'impression des éditions de 1598-1625 sont corrigées conformément au texte de la première édition, de mêmes que des erreurs de cette dernière le sont aussi grâce aux efforts de l'éditrice. En outre, la répartition de la forme ceste, particulière à l'édition de 1595, réapparaît presque systématiquement dans l'édition de 1635. C'est une preuve évidente qu'au contraire des éditions de 1600-1625 reproduisant le texte précédent avec ses fautes d'impression, l'édition de 1635 a été imprimée sur un des exemplaires de 1595 dont l'éditrice s'était efforcée de corriger à la plume les erreurs 40 ans auparavant : sitôt après l'impression de 1595 à Paris par la collation avec la copie envoyée de la veuve de l'auteur, puis au château de Montaigne par la confrontation avec le manuscrit original pour la deuxième édition de 1598. En 1635, cet exemplaire sous les yeux, elle s'est adonnée à la correction ; pourtant en même temps et à contrecoeur, elle a remplacé des archaïsmes par leur forme rajeunie et changé de syntaxe pour une meilleure compréhensibilité. C'est pourquoi elle appelle l'édition de 1635 la «soeur germaine» de l'édition de 1595 : elles ne sont pas totalement identiques, bien que très proches l'une de l'autre. Le manuscrit original est perdu, mais il nous reste EB, probablement antérieur à celui-ci et cependant annoté de la main de Montaigne, les éditions de 1595, de 1598 et de 1635 ainsi que les corrections à la plume de Mlle de Gournay. Leur collation nous permettrait de remonter au texte du manuscrit original.