Le chapitre 34 : «La fortune se rencontre souvent au train de la raison» du livre I des Essais est en apparence un simple recueil puéril de «singularités» et de «cas étranges» à la mode de l'époque interprétés comme «visages» de «la fortune» inconstante, mais il s'en faut de beaucoup qu'il le soit. La collation des descriptions faites par Montaigne avec ses sources nous atteste que, tout en empruntant presque fidèlement le cours des événements, dans quelques cas il a substitué «la fortune» à la cause que l'auteur original lui assignait : la grâce et la justice divines. De plus, il fait rivaliser ironiquement «la fortune» avec «nos miracles», en alléguant des événements semblables, l'un défavorable dont le témoin n'attribuait pas l'oeuvre à Dieu, les autres favorables attribués à Dieu par l'auteur original. Or, dans le chapitre 32 du même livre : «Qu'il faut sobrement se mêler de juger des ordonnances divines», Montaigne ose assimiler aux inventeurs des «fables» ceux qui interprètent arbitrairement les desseins de Dieu malgré la variété et la discordance continuelle des événements. Il y montre la difficulté à ramener les choses divines à l'intelligence humaine sans qu'il y ait pour elles du «déchet». Les «visages» de «la fortune» inconstante, décrits dans le chapitre 34, ne sont-ils pas conçus pour éluder ce problème de l'interprétation des événements?