Du mot « utopie », les Japonais retiennent seulement le sens positif d'idéal et de perfection, bien qu'ils connaissent son étymologie en grec, littéralement : « nulle part ». Le sens positif de ce néologisme s'accompagne en effet d'une nuance négative : l'utopie est impossible.
Ce mot est donc ambigu en français, c'est-à-dire un degré au dessus dans l'échelle d'abstraction si on le compare au japonais, qui privilégie un seul versant du mot. De la même manière, dans le japonais d'aujourd'hui, nombre de mots de sens simplifié suggèrent l'attitude subjective de la personne, positive ou négative. Les Japonais tentent de contrôler la signification des mots, négligeant parfois leur origine pour les simplifier et instituer des oppositions claires, alors que les Français s'attachent, en paraphrasant, au sens commun des synonymes.
Barthes fait fonctionner admirablement la logique de négativité, empruntée à la linguistique, qui voit un troisième terme, norme invisible entre deux contraires. Le « degré zéro » en est un bon exemple. La préparation du roman, dernière activité littéraire de sa vie, ne serait pas le pendant d'une réalisation, mais nous présente plutôt une oeuvre virtuelle de façon négative.
Cette absence de la substance même de la création littéraire nous rappelle ces lignes de Barthes à la fin du chapitre de L'écriture du Roman : « Aussi les plus grandes oeuvres de la modernité s'arrêtent-elles le plus longtemps possible, par une sorte de tenue miraculeuse, au seuil de la Littérature, dans cet état vestibulaire... ». Les Japonais sont enclins à penser que Barthes préparait un roman, et qu'il l'aurait donc achevé et publié si son accident mortel ne l'en avait empêché. Et pourtant, le terme « utopie » est un signe qui avait déjà annoncé l'impossibilité d'écrire ce roman. À notre grand regret.